Attentats de Londres : qui sont les terroristes ?

LEMONDE.FR | 12.07.05 | 11h59 • Mis à jour le 13.07.05 | 18h54

L'intégralité du débat avec Dominique Thomas, auteur de "Les hommes d'Al-Qaida" (Michalon, 2005), mercredi 13 juillet, à 15 h .


eo : Est-ce qu'il est vraisemblable que les terroristes de Londres aient agi sans ordre ? Ont-ils pu agir sur la base de leurs seules convictions ? S'ils ont agi sur ordre, avez-vous une idée de qui ces ordres émanaient ? Ont-ils pu choisir leurs objectifs, leur modus operandi ?

Dominique Thomas : Dans un premier temps, il est possible que des éléments indépendants, peut-être isolés même, aient pu constituer un réseau à la périphérie des mouvances islamistes présentes en Grande-Bretagne et aient décidé d'agir de leur propre chef, et aient choisi justement l'opportunité de la proximité du G8 pour frapper la capitale britannique et avoir, par conséquent, un retentissement international. Maintenant, on peut aussi envisager que le groupe - et ce sont les éléments de l'enquête qui le détermineront - était davantage structuré, avec un leadership sous l'autorité de référence d'un idéologue, et que celui-ci, peut-être d'origine pakistanaise également, prévoie d'autres attaques sur le territoire britannique. Ce sont différentes hypothèses qui seront validées, l'une ou l'autre, par les éléments de l'enquête en cours. En tout état de cause, il s'agit vraisemblablement de militants britanniques d'origine pakistanaise qui auraient adhéré à l'idéologie djihadiste internationale que l'on nomme, de manière grossière, Al-Qaida.

Bernard_B_from_Brussels : Est-ce que les personnes derrière ces actions ont uniquement un but religieux ?

Dominique Thomas : Pour l'instant, il n'y a eu aucune revendication crédible, et donc la légitimation de ces attaques n'a pas été apportée. Aucun communiqué officiel n'a reconnu les opérations de Londres, puisque la crédibilité des communiqués parus sur Internet a été remise en cause par de nombreux analystes. On peut tout de même imaginer que le facteur religieux n'est pas la raison centrale et principale qui ait pu pousser ces éléments, mais plutôt un contexte politique du fait de l'engagement des troupes britanniques en Irak et du fait que la Grande-Bretagne a participé à plusieurs coalitions dirigées contre des pays musulmans. Mais c'est une analyse politique qui n'implique pas nécessairement une idéologie fondamentalement religieuse qui mettrait en avant une confrontation entre fidèles musulmans et infidèles d'un autre côté, i.e. les Occidentaux et les Britanniques. Le terrain est surtout un terrain politique et n'est pas nécessairement religieux.

Grob : Au nom de quelle idéologie et non de religion peut-on convaincre des jeunes hommes (19 et 22 ans) élevés/éduqués en Occident de se suicider de cette manière?

Dominique Thomas : L'idéologie, sur laquelle est greffé un discours politique, comporte également des références religieuses. Et ces références religieuses vont être importantes pour sensibiliser ces jeunes Pakistanais ou ces jeunes Britanniques, musulmans mais pas forcément de fervents pratiquants, à des causes"politiques" mais qui impliquent des populations musulmanes qui se trouvent dans une situation de résistance, de confrontation ou dans une situation d'oppression sur des territoires précis, notamment l'Irak, la Palestine, la Tchétchénie, en Afrique, en Afghanistan et, pour les Pakistanais, très important, le Cachemire, dont une partie est occupée par l'Inde et qui est un élément fédérateur dans l'identité des musulmans pakistanais. Aujourd'hui, les médias arabo-musulmans relaient grâce à la globalisation à travers le monde ces conflits où les musulmans sont souvent présentés comme étant persécutés, comme étant des victimes. Et c'est la défense de ces victimes qui permet de mettre en place ce discours de réaction violente à ce qui est considéré comme une injustice. C'est essentiellement sur ces thèmes-là que la sensibilisation va pouvoir être faite pour la formation et le recrutement.

Musulman_Canadien : Tony Blair prétend que les évènements d'Irak n'ont aucun lien avec ces actes, croyez-vous que c'est vrai ?

Dominique Thomas : Le fait que le gouvernement britannique tienne justement cette position montre le malaise des autorités dans leur engagement militaire aux côtés des Etats-Unis en Irak. On comprend parfaitement que, politiquement, les autorités britanniques auraient du mal devant l'opinion publique à reconnaître que leur engagement et leur position en matière de politique internationale dans cette région du Proche et Moyen-Orient soient directement la cause de ces attaques. Ce qui impliquerait forcément des comptes à rendre à cette opinion publique si tel était le cas. Mais, de toute évidence, cet engagement militaire en Irak a constitué un élément aggravant, ou déclencheur, des menaces dont le gouvernement britannique faisait état depuis plusieurs mois.

Climacus : Appréhender la réponse à la menace représentée par la mouvance Al-Qaida en termes de guerre ne constitue-t-il pas une erreur revenant à aborder une menace toute nouvelle dans les mêmes termes que les menaces précédentes, et "l'explosion" des attentats de par le monde en 2004 (par rapport à 2003) ne sanctionne-t-elle pas cette erreur ?

Dominique Thomas : Il est évident qu'appréhender le phénomène de la montée d'une idéologie islamiste radicale liée à Al-Qaida en termes de guerre correspond à la vision américaine, et notamment du président Bush, à savoir une guerre contre "l'axe du mal", une guerre manichéenne entre le bien et le mal. Or, les Etats-Unis et leurs alliés n'ont pas intégré la grille de lecture qui consiste à voir l'émergence de ce phénomène (la montée de l'islamiste radical) comme le résultat de profonds malaises qui caractérisent le monde arabo-musulman d'un point de vue politique, économique. Autrement dit, il apparaît évident que les réponses à ce type d'idéologie sont essentiellement politiques, avec comme principal angle une meilleure compréhension des évolutions des sociétés arabo-musulmanes de ces régions. Rappelons que l'ouverture d'un nouveau front djihadiste en Irak a eu pour conséquence de "doper" la mouvance djihadiste internationale en termes de communication, de recrutement et d'aura internationale.

Tictoc : Les médias britanniques s'inquiètent de la source probablement militaire des explosifs utilisés. Ces fuites sont-elles réellement courantes ? Et quels sont leurs niveaux d'accessibilité pour de jeunes radicaux ?

Dominique Thomas : Sur cette question, seuls les éléments de l'enquête permettront de connaître la façon dont les auteurs ont pu avoir accès à ce type d'explosifs. Je n'ai pas d'autre élément qui me permette d'avancer telle ou telle hypothèse.

Grob : Ce qui me semble inquiétant c'est que d'après les premiers éléments de l'enquête, il s'agirait de kamikazes citoyens britanniques. La lutte contre Al-Qaida passe-t-elle, notamment, par un modèle d'intégration plutôt que de coexistence des communautés ?

Dominique Thomas : On peut répondre par le fait que si des éléments britanniques d'origine pakistanaise, que l'on appelle les "British muslims", ont pu s'engager dans une structure responsable des attaques de Londres, cela démontre en partie l'échec non seulement du système d'intégration à la britannique, le fameux modèle du communautarisme, mais aussi l'échec des institutions islamiques pakistanaises, très présentes en Grande-Bretagne, et qui ne s'inscrivent pas dans un discours violent ou dans un discours politique de type islamiste. Le fait que des jeunes Pakistanais britanniques ne se reconnaissent plus ni dans le modèle britannique ni dans les institutions islamiques qui sont censées les représenter fait que l'on peut parler de double échec d'intégration. Néanmoins, ce phénomène que l'on rencontre pour ces attaques est peut-être très marginal et ne peut pas être généralisé à l'ensemble des jeunes Britanniques d'origine pakistanaise qui vivent sur le sol britannique.

koka : La multiplication des attentats de grande ampleur ne cache-t-elle pourtant pas un essouflement d'une mouvance extrémiste (salafiste) qui ne parvient décidément pas à s'imposer sur de grands terrains d'actions (Irak, Afghanistan, Maroc) ?

Dominique Thomas : Je dirais non, au contraire. Depuis 2001, la mouvance djihadiste internationale, qui se réclame du courant salafiste djihadiste, a montré sa puissance, sa force, en revendiquant a posteriori des attaques aussi diverses que celles de Bali, Madrid, Riyad, Casablanca, Djerba, New York et d'autres, qui témoignent d'une stratégie de confrontation sans territoire, globale, sans pour autant que ces actions aient un lien direct les unes avec les autres. De plus, l'idéologie du djihad international est parfaitement présente en Irak, au sein même des groupes de la résistance irakienne. Aujourd'hui, ce que l'on appelle Al-Qaida est devenu une idéologie, une sorte d'organisation virtuelle dont l'organe de communication principal est Internet avec une influence beaucoup plus importante qu'avant 2001. Il s'agit d'une structure déterritorialisée sans leadership ni colonne vertébrale, avec une capacité de transformation, de mutation et d'intégration très importante. Cela au niveau local.

koka : L'auto-endoctrinement par Internet est-il un phénomène capital dans cette évolution, et quelles barrières est-il possible d'y opposer ?

Dominique Thomas : L'utilisation d'Internet au niveau opérationnel, de la communication et de l'idéologie est devenue un outil indispensable et couramment utilisé par la mouvance salafiste internationale. Les moyens de contrôler l'ensemble ou en partie les informations qui circulent sur le Net existent de manière très réduite, mais un contrôle total est quasiment impossible du fait qu'Internet est un moyen de communication qui est virtuel. D'autres thèmes auxquels Internet sert de communication sont confrontés à ce même type de problème, de manière internationale : blanchiment, réseaux pédophiles... Un contrôle d'Internet à l'échelle mondiale est impossible.

Climacus : S'il se confirme qu'il s'agit bien, à Londres, d'attentats "kamikazes", faut-il réellement y voir une aggravation de la menace et une escalade des risques terroristes en Europe ?

Dominique Thomas : L'utilisation de kamikazes comme mode opératoire est nouvelle en Europe, mais elle fait partie aussi des moyens utilisés par des mouvements djihadistes. Et le fait que ce mode ait été justement utilisé à Londres pourrait laisser penser que l'on assiste à une forme d'escalade, de radicalisation des moyens utilisés, sachant que ce mode est quasiment infaillible et qu'il est très difficile d'y mettre un terme.

Charles : Comment réagissent les opinions publiques dans les pays musulmans à ces attentats ?

Dominique Thomas : La presse arabophone et l'opinion publique d'une manière générale ont condamné fermement ces attaques, estimant que, notamment pour l'opinion publique, le fait de frapper un pays ou un territoire d'accueil pour les musulmans comme l'est la Grande-Bretagne est contraire aux valeurs fondamentales partagées par les musulmans. Certains parlent également d'instrumentalisation ou de manipulation de groupes par différents organismes ou services qui auraient intérêt à stigmatiser davantage les musulmans en Occident. Néanmoins, il est aussi rappelé que la Grande-Bretagne, par sa position et son engagement en Irak et en Afghanistan aux côtés des Etats-Unis, s'est exposée à des menaces venant de radicaux et qu'elle a finalement payé pour ses positions-là. En Grande-Bretagne en particulier, le malaise au sein de la communauté musulmane, et même au sein des représentants d'organisations islamistes, est général. Ils ont également condamné ces attaques sans équivoque.

France : Al-Qaida a-t-il un réseau en France ?

Dominique Thomas : Je n'ai jamais entendu parler de réseau d'Al-Qaida ou lié à cette mouvance en France. Beaucoup voient dans la réislamisation des jeunes une menace alors que cela peut être, au contraire, une chance pour des jeunes musulmans de retrouver leur identité religieuse qu'ils avaient perdue ou qu'ils ignoraient. Voir dans ce phénomène la montée d'un islamisme dangereux ou belliqueux en France, c'est faire un amalgame entre la communauté musulmane et des éléments radicaux liés à l'islam politique.

Tabehodai : J'ai vécu et travaillé pendant plusieurs années à Londres et ce qui est arrivé m'étonne sans pour autant me surprendre. En effet la communauté pakistanaise bien qu'étant relativement intégrée reste tout de même frappée d'ostracisme de la part des Anglais de souche ainsi que de la part des Indiens. De nombreuses fois j'ai entendu de part et d'autre l'expression "sale Paki" et je suppose qu'effectivement cela souligne un certain échec du modèle d'intégration à l'anglaise. Nonobstant cela, pensez-vous qu'on puisse tirer des parallèles avec la France et ce type d'acte serait-il possible chez nous ?

Dominique Thomas : Les communautés musulmanes en France et en Grande-Bretagne sont différentes de par leur composition ethnique, les habitudes culturelles et leur organisation, beaucoup plus structurée en Grande-Bretagne. Néanmoins, il est vrai que les jeunes Pakistanais ont beaucoup souffert ces dernières années d'un manque d'intégration, touchés par le chômage, une situation économique difficile, et souvent rejetés par les Anglais de souche. Ce qui a eu pour conséquence, peut-être, qu'une minorité d'entre eux ait pu être attirée par un discours plus radical véhiculé par des idéologues islamistes présents en Grande-Bretagne. Cette description peut difficilement être appliquée à la France, dans la mesure où il n'existe pas de structure comme on en rencontre en Grande-Bretagne. Mais on peut aussi affirmer que l'on trouvera toujours des éléments isolés, déterminés parce que exclus ou éprouvant un sentiment de discrimination ou d'injustice, qui décident de militer de manière plus active au sein d'un islam plus radical. Mais les conditions sont trop différentes en France pour que ce phénomène puisse exister.

Charles : Pourtant, les attentats déjoués ces dernières années (Strasbourg, Paris...) ou les réseaux démantelés récemment à Montpellier ne montrent-ils pas que des groupes inspirés et/ou liés à Al-Qaida cherchent à agir en France ?

Dominique Thomas : Les arrestations qui ont eu lieu ont été rendues publiques par les autorités policières. Personnellement, je ne dispose pas d'élément qui me permettent d'affirmer qu'ils avaient l'intention d'agir sur le territoire français, ou avaient l'intention de frapper directement la France pour ses positions prises dans le monde musulman.

Tictoc : Que savons-nous des liens entre le Pakistan et Al-Qaida ?

Dominique Thomas : Certains groupes islamistes pakistanais, notamment ceux qui prônent le djihad au Cachemire et sont opposés au régime du président Musharraf, et d'autres également, installés le long de la frontière avec l'Afghanistan, ont clairement apporté leur soutien au régime taliban et aux combattants arabes qui représentaient la mouvance d'Al-Qaida. Et ils se réclament également de cette idéologie.

Jeo : Si un des buts de guerre non avoués des Américains était de déplacer le champ de bataille en Irak, est-ce que ces attentats ne constituent pas une preuve d'échec ?

Dominique Thomas : Il est indéniable que l'ouverture du front en Irak est un élément sur lequel la mouvance Al-Qaida a pu davantage recruter et gagner en influence. Ce qui démontre tout l'échec de la politique américaine dans cette région.